Texte Lycée du Rempart 2013.

Dominique Cerf, Charles Gouvernet, Table ronde, lycée du Rempart, 22 janvier 2013.

Les pièces de Dominique Cerf et de Charles Gouvernet ne parlent pas mais elles ont des choses à dire en sculpture et en peinture, elles ont des choses à nous dire et à se dire entre elles. L’exposition n’a d’ailleurs pas été initialement pensée comme un dialogue. Mais l’accrochage met les œuvres en regard et un dialogue muet nait de ce face à face, un échange silencieux dont les visiteurs – spectateurs peuvent, ou non, percevoir le murmure.

Les grandes toiles de Charles Gouvernet et les pièces de Dominique Cerf ne s’adressent pas vraiment la parole. Ce sont des travaux qui utilisent des mots de taiseux et de mal lunés. Il faut dire que tout en respirant le même air, ils ne parlent pas vraiment la même langue. Tous deux sont plein de mauvaise volonté. Ils n’ont pas envie de se donner, comme les artistes n’ont pas envie que l’on parle d’eux. Ils exigent que le visiteur appréhende leur travail à partir de cette ignorance-là. Mais il est joyeux de s’apercevoir que la mauvaise volonté de l’un redonne à l’autre son élan et que cela les fait rire comme des enfants.

Le travail de Dominique Cerf qui combine l’intime et le colossal vient, me semble-t- il, à la marge de quelque chose ; à la marge en tous cas des pratiques identifiables de la sculpture, de l’architecture, de la photo vernaculaire. Pour être appréhendées, ces pièces nous font effectuer de multiples déplacements de la pensée. Elles restent cependant insaisissables. Je pense au cerf qui s’échappe de la colonne de béton, mais aussi à ceux minuscules qui en parcourent l’étendue bleue. Je pense au buis qui pousse dans le sein rouge du béton. Les choses sont ouvertement déplacées mais la logique convoquée n’a rien à voir avec le surréalisme. C’est plus direct et plus brut. Les objets familiers comme des visages sont transformés en musée populaire et affectif. Collés dans des boites, ils figurent comme à la marge d’un album de famille. On traine alors à la marge du chantier et de l’album. Donc, ni la sculpture, ni la peinture, ni la photographie, la marge.

Cette marge est aussi le lieu du commentaire sur un autre texte. C’est un commentaire en forme de contestation, comme en signe de colère productrice et pensante. Le travail de Dominique Cerf me semble être en marge justement comme un travail qui commente et qui excède la sculpture, la photographie ou les installations. La marge comme un signe d’excès, mais aussi la marge qui ‘excède’ dans le sens de ce qui insupporte, qui abomine, qui exaspère. Parce que ces marges là, qui cassent les déterminismes et les liens de filiations, sont exaspérantes pour certains regards. Abominables peut-être. Je reçois ce travail à la marge parce qu’il commente le monde contemporain depuis cet excès de la marge et qu’il le fait avec une infinie délicatesse, avec élégance comme quand on met les pieds dans le plat sans le faire exprès et que cela provoque un léger pas de danse.

Faire face aux pièces de Dominique Cerf comme Charles Gouvernet en fait ici l’expérience, c’est être confronté à cet excès et à cette exaspération. Le murmure produit est riche parce qu’il monte d’une autre marge, toute aussi fragile, aussi inconfortable et solitaire.

Le peu que je connais des toiles de Charles Gouvernet me dit qu’il n’y a dans ce travail de peinture ni soumission au sens, ni à la forme, ni même au regard. Sur ces toiles, je vois d’abord de la présence. Je vois des traces de pinceaux, mais aussi des tracés effacés. Je vois des végétaux, des racines, des morceaux de corps, lignes, avions, vaisseaux, peluches, échelles, croix, mais je vois aussi des structures effacées. Ces traces sont blanchies sans repentir, avec force pour justement figurer l’effacement et lui donner la même importance qu’à la trace. Comme dans les arts sonores où l’enjeu est parfois de faire exister le silence, ici la peinture figure l’acte de l’apparition et de la disparition. Peindre pour montrer que le geste pictural a aussi la puissance d’effacer est sans doute un des enjeu de ce travail.

Ici aussi, la pensée du visiteur se déplace de fait. Elle glisse vers les marges de la représentation. Le travail de Charles Gouvernet invite à s’éloigner du plaisir mimétique. On glisse ainsi vers une expérience limite qui désigne la possibilité du déplaisir sans nous y faire basculer totalement. Et c’est ce vacillement qu’active la peinture de Charles Gouvernet, cette expérience répétée d’une limite intenable. Cette dernière n’est probablement pas sans lien avec certaines expériences mystiques mais il est clair qu’elle s’en méfie pourtant aussi.

L’accrochage de la galerie du Passage de l’art met à jour ce dialogue de marge à marge, ce murmure de l’exaspération et du vacillement. Sans s’adresser la parole, les pièces de Dominique Cerf et de Charles Gouvernet savent leur fragilité respective. Chez l’une comme chez l’autre, la construction va avec la destruction, la structure avec son déséquilibre, la composition avec sa mise en crise. Elles ne parlent pas la même langue, mais elles partagent ces constats communs. Pour survivre, elles ne peuvent qu’en rire, d’un rire joyeux et joueur.

Continuer la lecture de « Texte Lycée du Rempart 2013. »

Texte Caroline Renard 2010.

«Mon petit musée populaire et affectif»

L’hypothèse sera qu’il y a une idée cinéma dans le travail de Dominique Cerf. Pour une artiste qui vient de la sculpture et qui pratique le béton, cette porosité à un art des fantômes peut paraître paradoxale. Quelle hybridité serait possible entre un matériau lourd, inamovible, installé dans un volume donné et la projection d’un rayon de lumière sur un écran ? Ce n’est pas la simple inclusion d’une projection vidéo dans une installation qui peut justifier de ce lien mais plutôt la perception d’une perméabilité et d’un échange entre une pensée de l’art de l’espace et une pensée esthétique de l’art, qui suppose que la sculpture ou le cinéma puissent-être à la fois eux-mêmes et autre chose qu’eux-mêmes, à la fois conformes à leurs présupposés historiques et pourtant ouverts aux sollicitations d’une vitalité poétique contemporaine. Une idée cinéma circule dans l’installation Mon petit musée populaire et affectif, une idée qui touche au mouvement et au temps, à la notion de séquence, à la répétition et à la projection.

Le titre de l’installation annonce déjà un régime artistique de subjectivité. La proposition se veut auto-centrée, voire égo-centrée sur la vie et le patronyme de l’artiste. À ce caractère particulier s’ajoute une pratique transversale des arts qui prend pour matière première un répertoire d’objets éclectiques : animal empaillé, bibelots, bois de cerf, bouteille d’alcool, colonnes en béton, fauteuil, jouet d’enfant, lit, objets de décoration d’intérieur, photographies de paysages, photos de famille, table, tapis, vidéo numérique… Mon petit musée populaire et affectif offre à ses spectateurs et spectatrices la reconfiguration d’une forme poétique et d’une expérience sensible. On pénètre dans l’installation en passant entre deux séries photographiques. A droite, six photographies en couleur de buissons et d’arbustes forment une haie. A gauche, une série de nombreux portraits réinvente une galerie de famille imaginaire. Ce mur est composé de photos d’hommes, de femmes et d’enfants associées à des objets cerfs. Ce musée imaginaire est plus intime que celui de Malraux, plus affectif et plus modeste que celui de Godard (Histoire(s) du cinéma).

Les deux pans de murs qui nous font passer entre la série de figures et la série de paysages, forment un couloir qui ouvre à «la chambre du Cerf». Au fond de la pièce, l’animal assis dans son fauteuil porte une vieille chemise à rayures. Protégé du froid par un plaid, il attend le visiteur. Un livre et une bouteille de whisky sont sur sa table de chevet. Sur son lit rose, un oreiller, orné d’une tête de cerf brodée, porte la trace de la présence passée ou à venir de l’animal. Ses ramures de bois ont été fixées en haut d’une colonne de béton, fine et fragile, totem qui se dresse prés du lit. Autour de la

pièce, des rangées de colonnes en déséquilibre tracent une perspective incertaine. De petite taille, couleur rouge vif ou vert pâle, marquées par des inclusions de verres cassés ou de bois, les colonnes conduisent le regard vers le mur du fond où sont projetées des images vidéo. Cinq séquences s’y succèdent en boucle :

! à la lisière d’une forêt, un cerf brame à l’infini et d’une voix désespérée, épuisée et agressive «Ne m’oublie pas… ne m’oublie pas… ne m’oublie pas…».

! dans une cage d’escalier, des enfants chantent la comptine «Cerf, cerf, ouvre-moi, ou le chasseur me prendra. Lapin, lapin, entre et viens, me serrer la main».

! devant une cabane en pierre, un homme vêtu d’une veste bleue hurle un poème avant de s’écrouler dans les broussailles.

! Montage répétitif et épileptique d’un gros plan d’œil de cerf empaillé sur la chanson de Yoko Ono «Kiss, Kiss, Kiss me love…»

! Série de portraits de Dominique Cerf à différentes périodes de sa vie avec musiques.

La bande-son envahit tout l’espace. La projection a lieu sur le mur du fond. Est-ce la fenêtre de la chambre du cerf que nous voyons ? Ou bien des images de sa pensée qui se reflètent là ? Et à qui s’adressent les mots écrits en grand sur le mur de gauche : «OUVRE-MOI» ? S’agit-il de ceux du cerf ? Ou de ceux du passant qui demande refuge comme le lapin de la comptine ? Cette demande est-elle un appel au secours ou un appel à l’agression ? Faut-il entendre «Ouvre-moi» pour «laisse- moi entrer» ou «ouvre-moi» pour «regarde en moi, fais sortir de moi ce qui s’y trouve et que j’ignore » ou pire : «éventre-moi» ? Ce sont les cinq séquences du film qui démultiplient les interprétations de cette injonction inscrite ici en lettres roses.

L’espace occupé est assez étroit. Cependant le dispositif construit un parcours. En effet, il faut passer entre les images de la nature et les visages des proches pour s’approcher de la chambre du cerf. Comme si pour faire face à la projection vidéo, il fallait retraverser les expériences primordiales du regard que sont la découverte de la nature et la découverte du visage d’autrui, refaire l’expérience de la constitution du sujet, regarder l’inconscient qui nous entoure. On ne pénètre d’ailleurs pas dans la chambre car le lit fait obstacle. C’est depuis cet accès interdit que l’on visite ce lieu, que l’on découvre l’injonction écrite «OUVRE-MOI » et que l’on peut voir les images projetées. Ces images sont potentiellement des images-pensées liées à la phrase écrite sur le mur, des images-souvenirs ou des images-rêveries du cerf dans le fauteuil. Le parcours effectué par le regard et le mouvement du corps du visiteur ou de la visiteuse sont associés au double geste du montage et de la projection qui sont eux des gestes de cinéma. Pourtant, la projection vidéo n’est pas pensée comme un film. La discontinuité y est revendiquée par des coupures noires entre chaque séquence et aucun effet narratif n’est assumé jusqu’au bout. L’installation est ainsi libérée

de la contrainte illusionniste qui serait celle du film mais elle reprend au cinéma les idées de mouvement, de montage visuel et sonore et une forme de narrativité elliptique.

Les notions d’image et de mouvement circulent ici à l’extérieur de la projection. La répétition du gros plan de l’oeil du cerf répond au rythme répétitif de la chanson de Yoko Ono mais elle fait aussi écho à la répétition de colonnes qui entourent la pièce. Les portraits des parents et des amis qui se répètent tous, sans se ressembler pour autant, et qui sont chacun associé à un motif-cerf imprimé et à un objet -cerf manufacturé, forment une image à laquelle renvoient les portraits projetés de Dominique Cerf. Chaque image fait sens pour elle-même, mais comme un plan de cinéma, elle se rapporte aussi à l’ensemble auquel elle appartient. Elle prolonge, annonce, dialogue ou fait rupture avec les images et les objets qui l’entourent, la précèdent ou la suivent. Le commentaire absent de ce film imaginaire pouvant être le texte Maintenant tu vas pouvoir dormir, synopsis et voix-off de cette installation. L’espace de «La chambre du cerf » renvoie au cinéma de trois manières : il est tout d’abord une mise en scène et une scène. Il est ensuite une «chambre» au sens photographique du terme : une boite dans laquelle un dispositif artificiel reproduit un image du réel. Cet espace est enfin, comme le cinéma, une chambre d’affects : un lieu où des images et des sensations s’inventent pour nous accompagner au quotidien. Cette chambre d’affects retient la mémoire des événements vécus (comme les paysages de l’entrée), celles des rencontres (dont peuvent témoigner les photos de famille et d’amis) et celles de nos expériences de l’art (le livre sur la table du cerf, la musique).

Mon petit musée populaire et affectif convoque ainsi des objets modestes tout en faisant usage de la pensée du cinéma et du rapport de ce dernier au temps, à l’effacement et à la survivance. Si le cinéma s’est construit autour d’un appareil et d’un dispositif spectatoriel, s’il a fabriqué des contenus visuels et des présentations attractives du visible, cette installation porte les traces de la manière dont le cinéma a aussi, presque incidemment, outillé le regard et la pensée, appareillé le visible et propagé la notion de montage à travers les autres pratiques artistiques. Mon petit musée populaire et affectif témoigne de ce qui circule du cinéma dans les autres arts. De surcroit, l’installation nous fait comme cadeau de nous apprendre que le cinéma devient pensable en dehors du dispositif qui a contribué à le définir.

Caroline Renard

Continuer la lecture de « Texte Caroline Renard 2010. »